Un manuscrit envoûte…et détruit : Schéhérazade ma folie de Vinciane Moeschler
Dans Schéhérazade, ma folie, Vinciane Moeschler, autrice et journaliste belgo-franco-suisse, convoque le personnage de la conteuse1. La fille du grand vizir lui sert en effet de point de départ pour tisser tout un univers aussi féérique que poignant de réalisme. Les histoires et les vécus s’y entremêlent de façon simple, parfois déroutante. S’il ne vole pas au secours de la jeune romancière pour l’arracher à un état de stérilité/panne d’inspiration quelconque (c’est en revanche le cas chez beaucoup d’autres écrivains dont Théophile Gautier, Borges et Réza Barahéni par exemple, pour ne citer qu’eux), le personnage de la conteuse prend complètement possession de l’intrigue. Héloïse, plume en herbe, se retrouve imprégnée de l’univers de son personnage, voire envoûtée par lui. La convocation de ce personnage des Mille et Une Nuits l’entraîne en effet dans une narration hors contrôle, avec des personnages qui s’entêtent, des mots et des pensées qui lui échappent et que Vinciane Moeschler tentera de saisir dans une sorte de folie qui n’en est pas moins créatrice.
Point final. Héloise avait enfin terminé.
D’un air fier et conquérant, elle contempla ce qu’elle considérait comme son chef-d’oeuvre. Son petit béguin à elle, à elle toute seule. Qu’elle avait amoureusement couvé pendant des mois avec la possession d’une jeune mère. Elle n’en croyait pas ses yeux, Héloise. Mais il était bien là. Posé sur sa table de travail, frémissant comme la peau d’un corps usé par trop d’amour. Son premier roman. Aussi banal qu’un rêve qu’on tissent trop souvent, et pourtant si violent.
N’y tenant plus, elle fit glisser voluptueusement ses doigts sur les pages de son cahier Clairefontaine, son manuscrit.
On peut être écrivain sans ignorer pour autant les vertus des blocs-notes. Du papier et de l’encre, Héloise en avait consommé tout au long de son parcours de romancière en herbe. Son précieux ouvrage, elle allait le relire. Encore une fois. La dernière. Juste pour le plaisir des sens. Pour que chaque mot résonne dans sa tête, se cogne à son corps et enivre ses tympans.
Ce dont elle était particulièrement fière, c’était la trame de son histoire. Ou plutôt du rythme crescendo qui s’amplifiait au fur et à mesure des chapitres. Elle en était maintenant persuadée, son bouquin allait atterrir sur le bureau d’un des plus grands éditeurs. Après tout, c’était normal, il lui avait bouffé sa vie, ce roman.
Héloise ne parvenait pas à détacher son regard du roman. Ses mains restaient collées aux feuilles comme celles d’un enfant qui ne veut pas abandonner son jouet. Elle était encore prisonnière de son histoire.
Le troublant univers de l’écriture l’avait piégée. Inconsciente de sa complexité, Héloise avait décidé de ne pas lâcher prise. De quelques phrases écorchées sur un brouillon froissé était né un livre2.[…]
Schéhérazade comptait les étoiles.
56, 57, 58…
Ce n’est pas pour rien si les nuits orientales sont romantiques…
…59, 60, 61…
Schéhérazade dégageait une sensualité d’animal sauvage. Schéhérazade dansait…Princesse aux formes tigresses, rebelle et exigeante. Qui attaque. Sort ses griffes. Se rebiffe. Retombe sur ses pattes et fait caresse…Elle entrait en transe. Se perdait dans un délire onirique, complice des djinns qui convulsaient son corps dément…D’un geste brusque, …Schéhérazade s’écroula3.[…]
Héloise se rappela la phrase d’Antoine : “…ce qu’il y a de magique dans l’art, c’est qu’il nous survit toujours. Luis est mort, mais ses photos sont restées intactes…”
— Ça se lit comme un destin. Un destin qui s’entête à ne pas te lâcher, mais aussi que tu forces.
— Au début, tu te rappelles, c’est toi qui m’identifiais toujours à Schéhérazade, toi qui soulignais nos ressemblances. Tu es le pilier de notre histoire, avec Timy. Tu as tiré, sans le savoir, les fils de notre destinée, en nous regardant vivre. Si tu as lu la fin de mon roman, tu sais que je vais mourir, comme Schéhérazade, et me tirer là-haut ! Histoire de s’éclater un peu au paradis…
Vincent se demanda s’il n’était pas devenu fou, lui aussi, mais finalement tout ça lui paraissant juste, à tel point qu’il se surprit à ajouter :
— Tu attends trop de la vie, princesse Schéhérazade. Tu la veux trop brute, trop forte…
— Tiens, lui dit-il en tendant le manuscrit, déchire-le ! C’est ta seule chance de t’en sortir vivante. Il t’a emprisonnée, il t’a envoûtée…il te détruira !Et Héloise,
en guise d’exorcisme,
déchira son roman.Jamais il ne tombera entre les mains “d’un grand éditeur”.
Elle ne pleura même pas, juste un petit pincement au coeur.
Délivrée.Héloise avait enfin terminé.
Point final4.
NOTES
- Vinciane Moeschler, Schéhérazade, ma folie, éd. Luce Wilquin, Lausanne, 1990. [↩]
- Ibid., p. 11-12. [↩]
- Ibid., p. 22-24. [↩]
- Ibid., p. 139-140. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Nessrine Naccach (23 février 2025). Un manuscrit envoûte…et détruit : Schéhérazade ma folie de Vinciane Moeschler. Histoires de(s) femmes. Consulté le 30 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13cwq