La question (existentielle) d’habiter : Shéhérazade et Esther d’Agnès Caffin
Shéhérazade rencontre Esther dans un court métrage de la réalisatrice française Agnès Caffin1 . La première est musulmane, la deuxième est juive. Entre ces deux femmes que tout oppose, se tient toute l’histoire du conflit israélo-palestinien. Avec Shéhérazade et le délice casher, Agnès Caffin -réalisatrice et également scénariste du film-, formule son espoir en une réconciliation entre deux États en guerre représentés par les deux personnages féminins de Shéhérazade et Esther, respectivement interprétés par Nailia Harzoune et Fanny Ardant. Le film retrace le parcours exilique de Shéhérazade, jeune palestinienne qui cherche du travail auprès d’un couple de restaurateur juif. Sur fond de comédie, les questionnements s’avèrent profonds : la violence de l’Histoire, la guerre, la femme arabe qui se cherche, la mère juive qui pleure son fils disparu, l’exil et l’altérité.
Agnès Caffin m’a expliqué la genèse de son court-métrage dans ces termes : « À la base c’était un long métrage, l’histoire d’une grand-mère américaine et son petit-fils de 17 ans, hippie, qui se convertit. Un jour, elle entre dans sa chambre, tout est bien rangé, elle ne trouve rien à part un tapis de prière et un album photo, sur l’une d’entre elle, elle tombe sur « Le restaurant délice casher » à Paris. Elle a eu peur, qu’est-ce qu’il va faire…Un message de tolérance ? Je ne l’ai pas terminé, j’ai dû écrire pour d’autres2 ».

Shéhérazade tend le couteau à Esther qui dit ne pas en avoir besoin (1). Les deux femmes avancent, l’une à côté de l’autre, sous un ciel mélancolique, dans une mer en colère (2) ; deux captures d’écran © A. Caffin.
On remarquera que d’après ces deux images, les dernières du film, les deux femmes finissent non pas par se serrer la main mais par marcher côte à côte, dans l’eau vers…l’inconnu. Le film d’A. Caffin invite à réfléchir plus loin et plus profond.
Entre Esther et Shéhérazade, il n’y a pas que de la méfiance, la haine et la peur que peut inspirer une Arabe à une Juive et vice-versa. Il y a un lien beaucoup plus fort : elles sont humainement sœurs. Il n’est pas sans intérêt d’établir un parallèle entre ce couple de « sœurs » ennemies et celui des deux sœurs stratèges, la conteuse Shéhérazade et sa sœur Duniazade.
En effet, le lien qui se crée entre Esther et Shéhérazade serait à mon avis plutôt maternel (vois-je des mères partout ? Mais nope voyons !) La jeune femme, par son âge mais aussi par la symbolique de la mission qui lui a été confiée (accompagner Esther dans son périple pour cashériser ses casseroles) pourrait se substituer à la figure du fils perdu. Semblables à la conteuse et sa sœur, pour contenir l’hémorragie, ou du moins pour apaiser les violences absurdes de l’Histoire, Esther et Shéhérazade font la paix.
C’est ainsi dans la mer -élément qui symbolise tout à la fois la destruction et la régénérescence selon L’eau et les rêves de Gaston Bachelard-, que la rencontre semble réellement se concrétiser. L’eau dans ce qu’elle a de puissant, d’incontrôlable et de mystérieux véhicule en effet une dimension de perdition mais aussi de renaissances ; « tout le côté de notre âme nocturne [écrit Bachelard], s’explique par le mythe de la mort conçu comme un départ sur l’eau3».
La mer, lieu propice à la rencontre, est ici une mer en mouvements, agitée que l’on peut interpréter comme un symbole de la vie et des transformations. Faire de la mer sa demeure : voilà une leçon de la tragi-comédie Shéhérazade-Esther. Avec la trajectoire de cette Palestinienne réduite en femme sans terre, sans famille, sans papier, et ces individualités brisées, lesquelles font écho à toutes les autres histoires de vie, la cinéaste nous livre l’histoire commune de deux femmes-ennemies, allégories de deux peuples en guerre, qu’elle rend à la légèreté d’un récit aux abords des images, et qu’elle fictionnalise au présent de sa caméra.
QUELQUES NOTES
- Agnès Caffin, « Shéhérazade et le délice casher », court-métrage, Producteur : Olivier Charvet , Kaléo Films, 2010. [↩]
- Entretien avec Agnès Caffin, réalisé le 19 avril 2022. En Annexe 2 de la thèse –à naître, délivrance ainsi soit-elle ! [↩]
- Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, Librairie José Corti, 1942-rééd. 1947, p. 103-104. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Nessrine Naccach (16 février 2025). La question (existentielle) d’habiter : Shéhérazade et Esther d’Agnès Caffin. Histoires de(s) femmes. Consulté le 29 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13bt3